Légende de la Mojhette

 La légende du haricot de Mme Renée Bonnet

 Ce texte a été copié depuis l'ouvrage "Les Cantilènes du Silence" Editions de la Lucarne Ovale.

 

Une promenade sur le sentier qui longe la falaise des Cadorettes (1) et surplombe les mottes (2) est un plaisir sans cesse renouvelé, quelle que soit l'heure choisie;

Le touriste de passage qui découvre le site ne peut jouir, hélas, que du seul plaisir des yeux.

Pour le promeneur dont la plus tendre enfance fut bercée, au cours des veillées, par sa légende, par son histoire, cette histoire qui se polit et s'enjolive au cours des siècles fondus dans le creuset de l'éternité, le charme est tout autre.

Il ,faut découvrir le secret de ces petits chemins, où la source chantante s'embaume de thym et menthe sauvage, avant d'aller, en sinuosités capricieuses, fertiliser les champs alentour. Il faut prendre le temps de s'asseoir sur une pierre moussue pour regarder la pervenche monter à l'assaut du rocher, de surprendre le chant des oiseaux, et tout ce que raconte le vent dans les hauts peupliers qui frémissent en un murmure perpétuel et doux. Il est savant le vent, il se promène au-dessus des pays, il entend tout, il en sait des choses! Ecoutez plutôt bonnes gens...

En 521, dans la maison Royale de Thuringe, au confluent de l'Inn et du Danube, dans la lointaine et profonde Germanie, venait au monde une petite princesse. Son père, le roi Berthaire, annonça solennellement que sa fille porterait le prénom de Radegonde. Je vous ferai grâce du défilé des fées qui se pressèrent autour du berceau de la royale enfant, distribuant généreusement grâces, qualités physiques et morales et même, hélas, d'horribles malédictions; il n'y a pas que de bonnes fées. L'une d'elle, qui avait pris soin de rester dans l'ombre de façon à intervenir la dernière, se fit mystérieuse..

Touchant du bout de sa baguette d'or le front de l'enfant, elle déclara: "-Un jour je reviendrai !". Après la cérémonie des fées, la vie reprit son cours normal, dans une famille royale, régnant sur sa paisible province. Alors que la petite princesse grandissait en grâce et en esprit, se préparait de l'autre côté de la frontière dans le pays Franc, la réalisation de toutes les malédictions annoncées par la méchante fée.

Sur les villes de Soissons et de Metz régnaient deux frères, Clotaires et Thierry, fils du roi Clovis et tous les deux personnages sanguinaires. Ces tristes individus firent alliance pour venir combattre les Thuringiens et s’emparer de leur province. Ils réussirent et les membres de la famille royale furent affreusement massacrés sous les yeux de Radegonde, qui avait alors onze ans, et de son frère.

Le beauté et l'intelligence de la petite princesse rendirent jaloux ces guerriers fous; la discussion fut vive entre eux, et ce fut finalement Clotaire qui emmena les deux innocents captifs au royaume de Soissons. Trop jeune bien sûr pour qu'il songea à l'épouser, d'autant qu'il était déjà marié à Ingonde, Clotaire fit instruire l'enfant dans sa ville d'Athies, en Vermandois. Radegonde y reçut une éducation complète et raffinée: histoire, littérature, religion, musique, poésie furent au menu de chacune de ses tristes journées, avec pour seule consolation la présence affectueuse de son frère. Clotaire l'éposa enfin en 536, après la mort d'Ingonde, elle venait d'avoir quinze ans.

Horrifiée, terrorisée par les crimes sans cesse perpétrés par son cruel époux en dépit de ses supplications, la jeune reine s'enfuit plusieurs fois de la cour, vite reprise par les hommes de clotaire. Chaque nouveau retour donnait lieu, pour se faire pardonner, à de somptueux cadeaux: bijoux, tissus précieux, etc... dont Radegonde n'avait que faire, sinon s'en servir pour soulager la misère qu'elle rencontrait sur son chemin, lorsqu'il lui arrivait de visiter ses sujets. L'horreur fut à son comble quand, entrant dans un de ces accès de fureur dont il était coutumier, Clotaire fit assassiner le propre frère de son épouse. C'était en 555, et cette fois, folle de douleur, Radegonde s'enfuit définitivement de la cour. Le pays était couvert d'épaisses forêts, repaires de brigands et infestées de loups. Ayant distribué sur son passage presque tous les trésors qu'elle avait pris soin d'emporter avec elle, construisant ici un hôpital, là une chapelle, Radegonde arriva néanmoins saine et suave dans la bonne ville de Saix, aux confins du Poitou et de la Touraine. De loyaux sujets l'avertirent que Clotaire, de nouveau, se lançait à sa poursuite. Elle les remercia en leur donnant son dernier joyau, une lourde ceinture d'or. C'est alors, semble-t-il, qu'elle se dirigea vers notre région.

Elle arriva, à bout de forces au bord d'une falaise au bas de laquelle venaient battre les vagues. Quelques chaumières constituaient un pauvre village, dont les habitants vivaient misérablement de maigres cultures et aussi de pêche: poissons, coquillages, que le flot, au bout de sa course, apportait péniblement jusqu'au rivage. Un pêcheur était là, essayant de sortir des eaux, pour lui et sa famille, le frugal repas du soir. Radegonde lui conta son infortune et le supplia de lui indiquer un endroit où se cacher.  Il y avait, tout près, une petite grotte, dont l'entrée était dissimulée par un rideau de lierre et de ronces, dégringolant en cascades du plateau supérieur. Le brave homme y apporta une brassée d'herbes sèches; il y installa de son mieux Radegonde qui se terra dans cet abri inconfortable mais pourtant providentiel. Les rumeurs se faisaient de plus en plus précises; Clotaire et ses hommes parcouraient bel et bien la région à la recherche de la fugitive. Durant plusieurs jours ; le paysan, pourtant bien pauvre, apporta, en venant à la pêche, quelques maigres provisions à sa protégée: un morceau de pain noir, un poisson, quelques fruits; il y ajoutait parfois une poignée de savoureux coquillages que le flot abandonne en se retirant. Les impératifs du royaume obligèrent bientôt le roi à rentrer à la cour, abandonnant ainsi ses recherches. Cependant Radegonde était triste. Il ne lui restait aucun de ses joyaux, rien absolument rien pour remercier et récompenser son bienfaiteur. Ayant voulu partager avec son ami un dernier repas, elle tentait de lui exprimer sa reconnaissance et aussi ses regrets lorsque, soudain, une voix sortit des profondeurs de la caverne, tandis qu'une femme auréolée de lumière et portant une baguette d'or, vint s'asseoir auprès d'eux. Radegonde eut très peur, croyant à une trahison. Lui touchant le front du bout de sa baguette: - Ne crains rien, lui dit-elle, je suis auprès de toi comme je l'avais promis au jour de ta naissance, et ton ami aura sa récompense. Ayant longuement envoyé son souffle vers le large, la fée étendit sa baguette sur le flot qui peu à peu se retira pour ne plus jamais revenir. Se baissant, elle ramassa quelques menus cailloux qui tapissaient le sol de la grotte, invitant le pêcheur à faire de même, après qu'elle les eut effleurés de sa baguette; ils les jetèrent au loin où un fort coup de vent les dispersa, puis lui prenant la main, elle lui dit.

-Tu ne reviendras plus pêcher sur ce rivage, va rejoindre tes amis et ensemble, tressez les paniers dont vous aurez bientôt besoin. Moi, la "Fée des vents", Gente Dame de la Mojhette, je te le dis, plus jamais tu ne souffriras de faim, ni tes enfants, ni les enfants de tes enfants. Nous sommes à la lune noire de mai, revenez sur ces rives lorsque les jours se feront plus courts et les petits matins plus frais, vous pourrez y remplir vos paniers. Puis elle disparut. Radegonde, rassurée, reprit sa route vers la bonne ville de Poitiers, où l'attendait sa vraie destinée. Les habitants du village, intrigués par le récit que leur fit leur compagnon, mais confiants, se mirent à la recherche de joncs pour tresser des paniers comme l'avait demandé la fée; ces paniers que les Saintongeais appellent "Coffinâs", et qui, dans les siècles à venir et jusqu'à nos jours, eurent la noble tâche de contenir et de protéger les plus savoureux produits de notre région. Privés d'une de leurs rares ressources, poissons et coquillages, jamais été ne leur avait paru si dur et si long. Enfin, les jours se firent plus courts et les petits matins plus fris; munis de leurs paniers, ils se rendirent sur le rivage. Grande fut leur surprise quand à la place du flot saumâtre, ils découvrirent une véritable marée de feuillages jaunissants parmi lesquels pendait en grand nombre une sorte de fruit qu'ils ne connaissaient pas. Perplexes, ils n'osaient y toucher. sous l'action du soleil déjà chaud, quelques-uns éclatèrent, laissant apparaître six ou sept jolis grains allongés aux reflets nacrés, rangés telles des pierres précieuses dans un écrin satiné. Cette fois, la fée demeurait invisible, mais de cette façon, leur envoyait un dernier signe; c'était bien de ces grains qu'ils devaient remplir leurs paniers. Et voilà, bonnes gens, l'histoire du haricot, telle que le vent me l'a contée, un soir d'été, sous le bouquet d'yeuses qui caresse de son ombre l'antique caverne que les habitant de Pont l'Abbé d'Arnoult ont baptisée depuis des siècles du joli nom de : "Chambre de la Reine".

 

Ce texte a reçu le 1er prix de littérature poétique "Concours Dynamique Villages Saveurs" 1995